Gross blunders, par Alexander Kotov
Par jp dubois
– le 21/11/25
à 18h28
– Divers
Bonjour à tous,
Je reviens sur le sujet passionnant des erreurs grossières (gross blunders), en vous faisant partager le point de vue d'Alexander Kotov sur le sujet.
Alexander Kotov est une référence dans le monde des échecs. GMI et auteur de nombreux ouvrages, son enseignement va bien au-delà du jeu d'échecs. Il a notamment écrit un livre intitulé "to think like a grandmaster", que l'on peut traduire simplement par « penser ou raisonner comme un Grand-Maitre ». Dans cet ouvrage, il détaille de quelle manière les GMI s'y prennent pour calculer les variantes. Il y introduit notamment la notion de "coup candidat ". Et dans ce même livre, il s'interroge sur les raisons qui peuvent conduire des GMI à faire des gaffes.
Voici un extrait du chapitre concerné :
« Un tournoi de grands maîtres est une confrontation entre des esprits brillants, capables de fournir un effort mental intense pendant des heures. Un grand maître, grâce à une pratique et un entraînement intensifs, s'habitue à l'analyse la plus approfondie, ce qui lui permet d'anticiper le déroulement de la partie.
Pourtant, il n'existe pas un seul grand maître, sans parler des maîtres ou des joueurs de niveau inférieur, qui n'ait jamais commis la plus grossière des erreurs. Il ont tous manqué un mat élémentaire en quelques coups, perdu leur dame, leur tour, ou autre. Comment est-ce possible ? Comment un esprit entraîné peut-il soudainement présenter un angle mort, comment l'analyse systématique peut-elle être soudainement remplacée par le chaos et la confusion ? Naturellement, comme dans la vie, tout ce qui arrive par hasard a une explication et il y a une certaine logique dans l'apparition des erreurs. Elles surviennent par hasard, mais elles ont une raison d'être. Notre tâche consiste à trouver cette raison. Une fois que nous l’aurons trouvée, nous pourrons envisager des moyens pour lutter contre la survenue d'erreurs dans notre propre jeu.
Quel court-circuit cérébral, quelle surcharge, peut amener un joueur à mettre sa dame en prise, ou à négliger un mat ?
Malgré les nombreux travaux menés dans d'autres domaines de la psychologie des échecs, aucune recherche sérieuse n'a été menée dans ce domaine particulier. Notre brève tentative d'aborder ce sujet de manière systématique pourrait donc bien aider l'étudiant du jeu à réduire la fréquence de tels incidents désagréables dans son propre jeu.
1 - Vertiges dus au succès
(Note du traducteur : « Le vertige du succès » est une expression bien plus familière aux lecteurs soviétiques qu’aux lecteurs anglophones ou francophones. Il s’agit du titre d’un article de Staline paru en 1930, dans lequel il admet que, pris par « le vertige du succès », certains militants locaux avaient recours à la coercition dans la campagne de collectivisation de l’agriculture.)
« Quand je donne échec, je n'ai peur de personne », m'a confié un jour un joueur de Leningrad avec fierté. Il faut dire qu'il n'y a rien de plus concret et de plus certain qu'un échec, à moins qu'il ne s'agisse du mat (qui est de toute façon un échec, le dernier de la partie). C'est pourquoi les joueurs d'échecs vouent un grand respect aux échecs et gardent toujours cette possibilité à l'esprit lors de leurs analyses.
En raison de divers facteurs psychologiques, un échec inattendu peut faire basculer une manche et influencer le résultat final. Il convient d'étudier pourquoi un joueur devient soudainement aveugle à la possibilité d'un échec, afin de ne pas subir le même sort.
Voici un exemple tiré de ma propre expérience : dans ma lointaine enfance à Tula, lors d'une partie de tournoi, j'avais les Noirs et obtenu une position gagnante. J'étais agacé que mon adversaire, un certain Golubev, ne se rende pas, malgré son désavantage d'une tour. C'était à mon tour de jouer et je compris que la joie de la victoire ne tarderait pas. Mon adversaire avait déjà plié sa feuille de score en deux et inscrit « Abandonne » dessus, et mis dans sa poche. Avec un air de désespoir, il regardait autour de lui et semblait exprimer par toute son attitude qu'il démissionnerait dès le coup suivant. J'ai donc joué mon coup — le plus évident qui soit — en prenant son fou avec ma tour. Aussitôt, l'autre fou a filé à toute vitesse et s'est posé avec fracas sur la case d8. Mon adversaire a de nouveau déclenché ma pendule et a jeté un regard triomphant aux spectateurs. Puis il a sorti la feuille de score, a noté son coup et le mien, et a barré le mot « Abandonne ». C'est moi qui ai dû abandonner !
Ma frustration était sans limite, mais peu après, je suis tombé sur un exemplaire du magazine Shakhmatny Listok dans lequel Ilyin-Zhenevsky décrivait avec éloquence comment il avait manqué un échec inattendu et avait ainsi ruiné des heures de travail pour se constituer un avantage dans une partie sérieuse.
La principale raison de ces deux erreurs réside dans le relâchement de la vigilance qui accompagne la sensation de victoire imminente. Je suis presque certain que si Ilyin-Thenevsky n'avait pas eu l'avantage matériel, il n'aurait pas manqué l'échec. Il en va de même pour moi. On peut être certain que ces occasions n'auraient pas été manquées s'il s'était agi de défendre une partie difficile plutôt que de jouer pour remporter une partie déjà gagnée.
Alekhine estimait essentiel pour tout joueur de haut niveau de développer une « attention inébranlable, qui devait l'isoler complètement du monde extérieur ». Nous n'avons pas constaté cette attention chez les deux joueurs qui ont laissé filer la victoire dans les deux exemples précédents. Au contraire, ils étaient trop confiants, trop sûrs d'eux, conscients de leur net avantage, et leur vigilance s'en est trouvée émoussée.
Nous appelons ce sentiment de suffisance généralisée à l'approche de la victoire « le vertige du succès ».
2 - Réflexes conditionnés
J'espère que mes collègues grands maîtres me pardonneront d'appliquer au noble art des échecs un terme développé par les physiologistes lors d'expériences sur les animaux. Cependant, l'expression « réflexe conditionné » explique très bien nombre d'actions d'un joueur pendant une partie. De même qu'un chien salive au son d'une cloche, de nombreuses réactions défensives d'un joueur d'échecs sont le fruit d'années d'habitudes. Rappelez-vous, par exemple, comment vous êtes inconsciemment à l'affût d'un mat rapide depuis la dernière rangée, ou comment, sans même y réfléchir, vous évaluez la pertinence d'un sacrifice ou d'une menace de mat. Ces réponses automatiques sont généralement utiles car elles accélèrent la réflexion et facilitent l'évaluation des stratégies. Toutefois, ce schéma de réaction automatique peut parfois être néfaste, comme nous le verrons dans les exemples suivants. De tels cas sont certes rares, mais quiconque souhaite étudier ses propres réactions et maîtriser les subtilités de la victoire aux échecs doit s'y familiariser. Qui, en jouant la Ruy Lopez, n'a jamais déplacé son fou de a4 à b3 des milliers de fois lorsqu'il était attaqué par un pion ? Qui, dans la Sicilienne, n'a jamais reculé son fou de c4 à b3 lorsque les Noirs l'attaquaient par …b5 ? C'est presque comme si la main voulait jouer le coup instinctivement, sans même que l'esprit y réfléchisse. Dans la plupart des cas, le coup est correct et forcé, mais il existe des exceptions.
Prenons l'exemple de la partie Grekov – Ilyin-Zhenevsky, Championnat de Moscou 1920. Les noirs ont reconnu avoir joué leur dernier coup sans réfléchir, un coup pourtant conforme à l'esprit de l’ouverture. « Une pièce attaquée doit s'éloigner. » Combien de parties ont été perdues parce qu'un joueur a suivi aveuglément ce réflexe développé dans son subconscient !
Un réflexe similaire à celui décrit ci-dessus est celui de « Tout sécuriser ! » Il s'agit d'un principe directeur qui sous-tend de nombreux plans stratégiques et tactiques d'un grand maître, et il peut être difficile de résister à cette tentation ; pourtant, dans une situation concrète, ce principe naturel peut s'avérer très trompeur. L’exemple suivant est extrait d’une partie entre Ilyin-Thenevsky et Grigoriev joué en 1919. (Alexandre Ilyin-Thenevsky semble avoir contribué de manière significative au patrimoine des bizarreries et curiosités des échecs, peut-être de par sa personnalité, peut-être parce qu'il était actif à une époque où l'audace primait sur la précision.). A un moment donné de la partie, l’initiative était aux blancs, mais ces derniers ont instinctivement opté pour un coup de sécurité, ce qui leur a fait perdre un tempo décisif, qui leur a coûté la partie. Pourquoi les Blancs ont-ils ressenti le besoin de se protéger ? Il ne peut y avoir d'autre explication qu'une réaction automatique.
L'un des cas les plus intéressants d'apparition de réflexes conditionnés est celui où l'on constate la prédominance, parmi tous les facteurs, du respect que nous portons à la puissance absolue des pièces. Ce respect se manifeste le plus souvent envers la dame, même dans des positions où la victoire peut être obtenue en la sacrifiant. Même les joueurs les plus forts ne sont pas à l'abri de ce phénomène.
3 - L'angle mort
Dans son livre *La physique pour s'amuser*, Perelman relate une expérience intéressante : demandez à une personne de fixer un carré pendant un certain temps, et elle finira par ne plus voir un gros point noir situé près du bord du carré. Cela s'explique par la présence d'une tache aveugle dans l'œil, qui nous permet de ne pas percevoir un objet se trouvant à l'intérieur de cette tache.
Ce genre de chose arrive aux échecs. Il arrive qu'un joueur fort ne voie pas une attaque élémentaire sur l'une de ses pièces. C'est comme si, un instant, cette pièce avait disparu de son champ de vision et qu'il l'oubliait complètement.
Un exemple classique d'un tel angle mort est celui d’Alekhine contre Blackburne, Saint-Pétersbourg 1914. Alekhine joua un coup absurde et le fou fut perdu. Après la partie, on lui demanda comment il expliquait cette erreur, et il répondit qu'il avait oublié la pièce, comme si elle n'était pas sur l'échiquier. Dès lors, il est indéniable que l'angle mort existe bel et bien.
Voici un autre exemple, peut-être encore plus frappant, où un autre futur champion du monde oublie sa dame et perd du matériel, non pas en deux coups comme dans l'exemple précédent, mais immédiatement. Dans la partie Petrosian-Bronstein, au tournoi des candidats d'Amsterdam de 1956, les blancs avaient une partie totalement gagnée après 35 coups. N'importe quel retrait de la dame aurait assuré la victoire, mais Petrosian, au lieu de cela, oublia sa dame. Petrosian commenta plus tard que le plus comique de cette gaffe était d'avoir négligé une attaque de la seule pièce noire active.
Prenons un autre exemple. Lors d'une ronde du championnat de Moscou de 1946, le silence habituel de la salle de tournoi fut soudainement déchiré par un cri effroyable. Les joueurs bondirent de leurs sièges et se précipitèrent vers l'échiquier où se déroulait la partie entre Bronstein et Bonch-Osmolovsky. Le joueur des Noirs, au tempérament explosif (qui, soit dit en passant, était un bon boxeur et habitué aux coups, aussi bien physiques que mentaux), était assis là, la tête entre les mains, tandis que le jeune David Bronstein, lui aussi très perturbé par la réaction inattendue de son adversaire, montrait à tous ce qui s'était passé. Les noirs venaient de se faire capturer bêtement leur dame.
4 - La règle de Blumenfeld
Bon nombre des erreurs que nous avons examinées ont une autre cause, que nous considérons comme la plus fréquente. Lors de l'analyse d'une longue variante, un grand maître craint naturellement de ne pas remarquer un élément de la position qu'il anticipe. Dans cinq ou six coups, il est difficile de prévoir ce qui se passera ensuite, de percevoir toutes les subtilités qui jalonnent le chemin vers cet avenir lointain ; le joueur y concentre donc toute son attention.
Et puis, il arrive souvent qu'au tout premier coup, à la base même de l'arbre d'analyse, le joueur ne remarque pas un élément tactique élémentaire ou une menace évidente. Croyez-moi, cher lecteur, c'est souvent la cause de vos erreurs, et je dois avouer que, dans mon cas, cet aveuglement, cette incapacité à voir ce qui était sous mon nez, était monnaie courante.
Comment lutter contre cette tendance ? Il y a de nombreuses années, j’ai abordé cette question avec le grand maître soviétique Blumenfeld. Il avait beaucoup œuvré pour mettre en lumière les aspects psychologiques du jeu et avait consacré une thèse de doctorat à ce sujet. Blumenfeld lui-même déplorait trop souvent son incapacité à voir ce qui était pourtant évident, et il affirmait que ce même phénomène s’appliquait, à des degrés divers, aux meilleurs joueurs du monde.
Pour lutter contre ce grave risque, il a proposé la règle suivante, que j'appellerai la règle de Blumenfeld.
Une fois que vous avez terminé d'analyser toutes les variantes et parcouru toutes les branches de l'arbre d'analyse, vous devez avant tout noter le coup sur votre feuille de score avant de le jouer.
Vous devez noter le coup sous sa forme longue (c'est-à-dire 1 e7-e5 2 agl-f3 õb8-c6 3 Afl-b5 a7-a6 et non sous sa forme courte 1 e4 e5 2 Qf3 õc6 3 Ab5 a6) avec une écriture soignée. Chaque chiffre, chaque lettre doit être écrit très clairement et avec précision. En notant le coup de cette manière, vous vous détachez de la perspective lointaine de votre partie à laquelle vous venez de consacrer une précieuse demi-heure, et vous revenez à l'instant présent, à la position réelle sur l'échiquier devant vous.
Ensuite, lorsque vous regarderez à nouveau l'échiquier, votre coup noté mais pas encore joué, vous l'observerez non pas avec le regard de quelqu'un qui contemple un avenir lointain, mais avec celui de quelqu'un présent dans la salle de tournoi, conscient de la réalité et des préoccupations du moment présent. C'est votre premier pas vers le présent. Même maintenant, ne vous précipitez pas. Refaites un tour d’horizon pour vérifier que vous n’avez rien omis. En suivant cette règle de Blumenfeld, vous pourrez allier profondeur de réflexion, précision pratique et jeu sans erreur.
Voilà pour l’essentiel, le point de vue d’Alexander Kotov sur le thème des erreurs grossières. Tout cela est évidemment transposable au jeu de dames. Je connais nombre de damistes qui utilisent, sans doute sans le savoir, la fameuse règle de Blumenfeld.
Je conclurai par une étrangeté. Figurez-vous que la Fédération internationale des échecs (FIDE), a interdit en 2010 je crois, aux joueurs de noter les coups avant de les avoir joués…
Jean-Pierre Dubois
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