La fédération mondiale a organisé un championnat du monde pour les joueurs porteurs de handicap, entre le 26 août et le 8 septembre. Celui-ci s’est déroulé à Belek, une station thermale dans la région d’Antalya, en Turquie. On distinguait quatre catégories chez les femmes et chez les hommes, à savoir les non-voyants, les joueurs avec une déficience visuelle ou motrice et ceux qui étaient sourds, avec pour chaque catégorie des parties lentes (1h20mn/30s par coup), des parties semi-rapides (15mn/5s) et des blitz (10mn/5s).
C’est Claude Januel qui défendait les couleurs de la France. Et très peu de joueurs pourront se targuer d’avoir entendu l’hymne de la Marseillaise pour couronner leur titre, fût-ce en parties Blitz. Car c’est en effet bien de cela qu’il s’agit. Un titre mondial pour Claude que sa modestie honore.
Claude a gentiment accepté de répondre à quelques-unes de mes questions avant d’entrer dans la technique en étudiant sa partie à cadence lente, pleine de rebondissements, contre le champion ukrainien Dmitro Marynenko.. Je connais Claude depuis de très nombreuses années ; il fait partie des joueurs que j’apprécie car ils « osent » après avoir évalué leurs chances de succès. Un mélange de technique, d’audace et de psychologie le caractérise parfaitement.
Les questions sont précédées de « JPD » et les réponses de « CJ ».
JPD : ce championnat du monde organisé par la FMJD est un événement remarquable que l’on peut saluer. Pourrais-tu nous décrire le cadre et les nations représentées ?
CJ : Les plus nombreux à cette compétition étaient les ukrainiens, suivis des polonais, des Azerbaïdjanais, des lituaniens, deux Ouzbékistanaises, des turcs, un français.
La langue commune pour la plupart de ces joueurs venus d'ex-républiques d’Union Soviétique était le russe. Il y avait également une personne sourde appareillée qui traduisait les informations des organisateurs en langue des signes. Elle fut remplacée en tant que traductrice par la fille d'une joueuse sourde, qui en tant qu'entendante maîtrisait la langue des signes depuis son plus jeune âge.
JPD : lors de notre entretien, tu m’as rappelé que ton métier d’éducateur spécialisé se conjuguait parfaitement avec ta capacité naturelle à aller au contact des autres. Comment as-tu réussi à franchir les obstacles de la langue et des handicaps ?
CJ : J’ai utilisé un peu d'anglais avec les personnes qui le comprenaient, la gestuelle, quelques signes et surtout j'avais en permanence un damier utilisé normalement avec les scolaires. Les pions oranges et violets aux couleurs flashy permettaient aux déficients visuels de pouvoir jouer.
Étant le seul à me trimballer avec mon damier, j'avais en permanence des joueurs, joueuses, passionnés, contents de chercher sur une position ou de découvrir de nouvelles combinaisons.
Nous fîmes de nombreuses parties sur la plage. Il y eut notamment une jeune fille d'Ouzbékistan, qui aimait le calcul et les combinaisons, c’était une vraie guerrière. Elle fut d'ailleurs première dans sa série déficients visuels en parties longues et en blitz, deuxième en semi-rapides. Je jouais également avec la personne sourde évoquée plus haut dont la fille était traductrice. Cette dernière m'apprit que sa maman avait été championne d'Ukraine chez les sourds et championne d’Europe. En plus de sa surdité, elle avait une très importante déficience visuelle.
Il y avait aussi un papy atteint de surdité. Il avait 88 ans, en short, piscine le matin, mer l'après-midi. Un vrai passionné du Damier. On a regardé et cherché de nombreuses combinaisons. Il m'a troqué ma casquette damier contre une qu'il avait gagnée en Ukraine. Il avait toujours le sourire.
J'ai également rencontré dans ma série une personne très attachante. Il s'agit de Maksim Sharenko. Il était sur fauteuil très amaigri. Sa maman déplaçait les pions et notait pour lui. Ce n'était pas sans me rappeler pour ceux qui l'ont connu Marc Libouroux, pour qui sa maman le faisait également.
JPD : tu m’as également fait part d’un certain nombre d’anecdotes pendant ce championnat. Pourrais-tu nous en présenter quelques-unes ?
CJ : Il y eut des situations cocasses, parfois hallucinantes.
Une personne déficiente visuelle qui guidait deux autres personnes non voyantes.
Chaque après-midi, pour nous rendre à la plage qui se situait à deux, trois kilomètres, nous prenions le bus de l'hôtel. Celui-ci avait une capacité de 16 places, mais pour éviter de faire deux voyages nous étions régulièrement 20, 25, une fois 30. Deux personnes avec handicaps moteurs importants avaient besoin d'aide pour monter et descendre du bus et c'était une personne non voyante qui aidait l'organisateur à cette tâche. À la mer j'ai aussi été impressionné par les personnes non voyantes qui s'avançaient seules et nageaient.
L'organisateur avec une personne non voyante portaient le maître fédéral Dmytro Marynenko tout habillé dans l'eau puis l’installaient sur une chaise longue.
Durant toute une matinée j'ai regardé une partie entre deux personnes non voyantes. L'un notait ses coups en braille, l'autre dictait les siens sur un enregistreur vocal. Ils avaient une pendule adaptée avec des écouteurs. Fidèle Nimbi qui avait côtoyé ces personnes m'avait prévenu : « Si tu dois rencontrer des aveugles, méfie toi, c'est pas des Kékés. »
Le jeu de dames tient une place importante dans toutes ces ex-républiques soviétiques et est notamment bien implanté avec les personnes porteuses de handicap.
JPD : comment aimerais-tu conclure ?
Philippe Jeanneret m'avait contacté pour parler du jeu de dames et des personnes en situation de handicap. Il pensait qu'il était important d'œuvrer à ce niveau là.
Je pense que le jeu de dames peut être pour ces personnes un formidable levier d'intégration, d'ouverture et permettre à certains d'entre eux de prendre ou reprendre confiance, de s'apercevoir que s'ils ont des déficiences, ils possèdent également des capacités qu'ils peuvent développer.
Cette idée d'œuvrer avec l'apprentissage du jeu de dames dans le secteur du handicap pourrait être reprise et encouragée. L'handicap est comme un barrage. Bien canalisé, il peut générer beaucoup d'énergie.
J'ai vraiment apprécié cette compétition, au niveau de notre passion commune, mais heureux de découvrir et partager ces moments avec ces personnes qui se surpassent, développent d'autres sens, d'autres capacités. D'échanger avec ces personnes sans partager leurs langues, de rire, faire de l'humour, de jouer m'a permis d'avoir une riche expérience en communication et en partage.
L'organisateur Ivan Ilinski nous demande pour l'an prochain de constituer une team française. Il compte poursuivre et améliorer ce type de compétitions.
JPD : Merci Claude pour ce beau partage. Je te propose de nous faire revivre une partie pour le moins mouvementée.
Partie Dmytro Marynenko – Claude Januel (dernièrer ronde)
JPD : avant d’entrer dans le vif du sujet, peux-tu nous dire dans quelles conditions tu as abordé cette partie ?
CJ : j'avais encore une chance de remporter ce titre en parties longues mais je devais absolument gagner mon dernier match contre Dmytro Marynenko, maître fédéral ukrainien qui avait un point de plus que moi et sachant que Yehor Lobanov, jeune joueur ukrainien à égalité avec moi jouait un adversaire plus faible.
J'avais regardé les parties de mon adversaire, notamment les dernières à l’open de Salou. J'avais remarqué qu'il avait deux défaites sur la même ouverture, mais pas contre n'importe quels joueurs. Il s'agissait d’Anatoly Gantvarg et d'Igor Kirzner. Mais bon, je voulais tenter quelque chose.
1.32-28 16-21
2.33-29 20-25
3.39-33
JPD : dans sa partie contre Igor Kirzner à l’open de Salou, ton adversaire avait poursuivi par 29-23 (18x29) 34x23 et après (19-24) il avait échangé par 23-29 (14x32) 38x16. J’imagine que cette orientation ne t’aurait pas déplu.
CJ : certes, cela m'aurait permis de me reconstruire au centre, tout en conservant ce pion 16 soit pour des menaces, soit pour prendre des temps d'avance en le pionnant, soit de le conserver à la bande. Mais l’observation des parties n'est qu'une indication, le joueur évolue et il peut bien sçur avoir analysé ses faiblesses et changer d'orientation.
3…21-26
4.44-39 17-22
5.28x17 11x22
6.50-44 15-20
7.29-23 19x28
8.33-29
JPD : décidément, ton adversaire est plein de surprises. Comment as-tu réagi à ce coup pour le moins surprenant ?
CJ : je ne m'attendais pas à ce gambit provisoire. Je pensais qu'il allait échanger en 24 et je ne voulais pas entrer dans une partie de pion taquin..
8… 6-11
9.29-24 20x29
10.34x32 14-19
11.31-27 22x31
12.36x27

Trait aux noirs
JPD : après ces douze premiers coups, on comprend que le jeu est ouvert et qu’il ne va pas être simple de déstabiliser le jeu des blancs. Le pion noir sur la case 25 est toujours un sujet de vives discussions autour de sa valeur. S’agit-il d’un pion de bande exploitable ou bien d’un pion « attracteur » contrariant le développement de l’aile droite adverse. D’un autre côté, l’absence d’un pion inutile sur la case 16, rend le jeu des noirs attrayant sur l’aile droite. Comment as-tu abordé cette phase de jeu ?
CJ : j'avais joué la veille une partie sans trop d'attrait avec Yehor Lobanov, avec beaucoup de simplifications, sans avoir pu prendre un réel avantage. Je voulais éviter ce scénario, quitte à prendre des risques.
Si les blancs pionnent par 37-31, ils orientent leur jeu sur le côté. Ce qui ne me déplaît pas.
Parfois j'arrive par un pionnage arrière à ramener ce pion 26 en 17. J’aime bien manœuvrer sans le pion 16. Mais dans cette partie ce ne sera pas le cas. Si je piquais par 18-22, lui pouvait répondre tout simplement par 32-28, puis après par 37-31.
12… 10-14
13.32-28 5-10
14.37-31 26x37
15.41x32 11-17
16.46-41 1-6
17.41-37 7-11
18.39-33 2-7
19.44-39

Trait aux noirs
JPD : vraiment difficile d’avoir prise sur le jeu des blancs. Je pense que la variante que tu as choisie est la meilleure.
19… 17-22
20.28x17 11x31
21.37x26 12-17
22.49-44 8-12
23.42-37 3-8
24.47-41
JPD : ton adversaire ne te simplifie pas la tâche. Toutes ses formations d’échange sont destinées à prendre possession des bonnes cases centrales 28 et 29. Comment vis-tu cette phase de jeu ?
CJ : je pense que nous avons deux jeux assez équilibrés, nous avons tous deux avancé la quasi-totalité de nos pions de base pour constituer un bloc central avec des flèches. J’ai eu peur de venir en 23 pour les tensions avec le vis-à-vis du pion 25. Après réflexion, j'aurai dû essayer quand même ou peut être jouer 7-11, car à partir de maintenant le jeu va basculer.
24… 6-11
25.48-42

Trait aux noirs
JPD : décidément, les blancs ne prennent pas d’initiative et t’attendent au coin du bois. Je m’arrête volontairement sur cette position car ce genre de situation se présente fréquemment. Les noirs ont une excellente position, mais, car il y a un « mais », c’est à leur tour de jouer. Comment vois-tu les choses ?
CJ : Je voulais développer mon aile gauche sans trop partir à la bande par l'échange 25-30.
25… 19-24
JPD : de manière assez inattendue, la position va devenir catastrophique dans quelques coups. Le jeu de dames réserve bien des surprises. J’ai l’impression qu’un coup d’attente comme (10-15) aurait-été préférable. Il y a une orientation théorique qui recommande d’associer le pion de bande 25 avec un pion sur la case 22. Une telle idée pourrait se concrétiser par 25…(10-15) 26.40-34 (11-16) 27.32-27 (14-20) 28.37-32 (18-22) 29.27x18 (13x22). Qu’en penses-tu ?
CJ : Il me semble que c'est une bonne alternative, mais dans la partie, je ne voulais pas pionner en 21. J'avais déjà le pion 25 à la bande. Il est vrai cependant que ça va devenir un scénario catastrophe et que je n'ai pas pris les bonnes décisions.
26.40-34 14-19
27.44-40 10-15
28.32-28 4-10 ( ?)
Il fallait absolument jouer (18-23).
29.37-32 10-14
30.42-37 ( !) 18-23
31. 41-36 ( !)

Trait aux noirs
JPD : la position des noirs est à présent probablement perdante. Que jouer ? Après (11-16), (12-18) ou (13-18) les blancs combinent de manière simple et sur (14-20), les blancs gagnent également par une combinaison commençant par 34-30x18. Il ne reste donc que :
31… 15-20
32.34-29 23x34
33.40x29 25-30

Trait aux blancs
JPD : Claude, nous voilà arrivé au moment culminant de la partie. Je te laisse commenter la suite
CJ : je m'attendais à ce que mon adversaire poursuive par 36-31, ce qui est la marche certainement gagnante, mais il me surpris une nouvelle fois en jouant 45-40. J'avais bien sûr envisagé 30-34 suivi de 20-25. Je pensais qu'il avait fait une erreur, mais à bien y regarder, je m’apercevais qu'après ma prise en 45, les blancs profitaient du temps de repos pour compléter leur flèche par 43-39, puis après taper par 28-22 pour damer en 3 et je me rendis compte que ma future dame était attendue en 31.
Hélas, croyant la partie perdue, je ne vis pas le coup simple, certainement gagnant 20-25 29x20, 19-24 20x29, 30-34 39x30, 25x45.
Dérouté, je vendais toute la famille et poursuivais par 17-22 28x6, 7-11 6×17, 12x21 26x17, 30-34 39x30, 20-25 29×20, 25×45 33-28, 14x25 17-12, 8x17 28-22, 17x28 32x3.
Je comprends que cette finale est perdante, mais « Tant qu'y a la vie, y a espoir. »
45-50 3-26, 50-45 26-17, 13 19 17-28.
Étonné par cette attaque qui me permet de lui supprimer deux pions mais voyant cela comme une simplification vers une finale toujours gagnante.
45-29 28×5, 29x26 5-23, 26-17 43-38, 17-26 23-34, 26-37 38-33, 37-14 36-31.
C'est la faute inespérée que j'attendais, 14-20 33-28, 20-14 28-22, 14-9 31-27, 9-13 34-43, 13-4 43-48, 4-13 48-34, 13-4 34-45, 4-13 45-18.
Et là je voyais la fin de mon calvaire, 13-24. Mon adversaire ne peut pas empêcher la double menace 25-30 ou 24-38.
Je revenais de très loin et je finis troisième derrière Dmytro Marynenko qui va gagner Yehor Lobanov, lors du deuxième match de départage.